l’encre noire de mes pensées

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Cette consigne obsède mon esprit depuis une semaine. Je la refais et la défais de mille et une façons. Sans pouvoir approcher mon carnet pour y déposer l’encre noire de mes pensées. Le matin, impossible. Je suis happée par les aléas de la vie quotidienne. Le soir, mon corps tombe, trop épuisé pour rester éveiller. Ce mercredi après-midi, ponctué par les nombreuses questions de ma tribu : « Pourquoi j’ai mal, quand je fais ça ? », « Où se trouve ma brosse à dents ? je l’avais pourtant laissée ici », « Est-ce que tu as fait les courses ? », « Tu as pris mon rendez-vous ? », « Est-ce que les poissons voient comme nous ? ». Maman par ici, maman par là !

J’inspire : « Arrête de faire ça, tu n’auras pas mal ». « Dans le placard à gâteau, et ne me demande pas pourquoi elle se trouve là ». « Non, je n’ai pas fait les courses, j’y vais vendredi ». « Je t’ai pris rendez-vous samedi matin ». « Je ne suis pas professeur de biologie, ni Google ».

L’après-midi ne fait que commencer. On continue avec les petites qui entrent dans ma chambre et m’embêtent. « On m’a volé mon serre-tête ». « Je n’ai plus de connexion », « Je peux jouer à la tablette ? » « Maman ! elle m’a coupée les cheveux » « Oui, mais elle m’a coloriée le visage et elle a dépassé sur les bras ». « Maman, j’ai un devoir à rendre sur Paris, il se trouve où ce pays ? En Afrique ? »

Note à même moi : Ne jamais dire aux enfants que je dois bosser, c’est pire. Je finis toujours par croire qu’ils doivent être payés pour me rendre folle. 

Dans ces conditions, rédiger relève d’un fantasme que je n’assouvirais jamais. J’aimerais m’enfermer dans une bulle où rien ne pourrait la transpercer. Reste-t-il de la place en hôpital psychiatrique ? Je me contenterais d’un fauteuil. Ne plus les entendre, ne plus les voir pour me pencher sur cette consigne. 

J’ai encore mieux et si écrire était justement le fait de ne pas écrire, cela serait plus simple pour moi, j’écrirais toute la journée. Si chacune de mes pensées pouvait épouser les lignes de mon carnet, de façon structurée et ordonnée. Si je pouvais me téléporter dans ma bulle, loin de la basse-cour de mon foyer, loin de cette montagne de linge, de toutes mes corvées ménagères. Faire abstraction de tous. Ouvrir la porte au fond de ma tête, partir loin de cette réalité.

J’embarque mon cahier sous le bras, départ vers une plage déserte. Où j’écris rêveuse devant un océan aux mille caprices. Mes poumons se remplissent de cet air iodé. Le sable roule sous mes pieds. Pendant que mon cœur se berce aux va-et-vient des vagues, effaçant les traces de mon passage. Mais on sait tous que le grand bleu est d’une nature capricieuse. J’entrevois une parcelle d’histoire de cœur brisé. L’amant parti en mer tentant de la braver sans succès. Rejoignant ainsi le cimetière des âmes perdues. Il laisse derrière lui sa promise au ventre déjà rond, sur le haut d’une falaise, les cheveux dans le vent. La malheureuse fiancée caresse des yeux l’immensité bleue, une tache blanche apparaît dans l’horizon, un navire surement. La tristesse s’empare d’elle et ses larmes s’envolent nourrissant la mer. La douleur serre son cœur, la solitude est pesante. Son frêle corps plonge dans ce désert liquide rejoignant celui de son amour perdu. Le bruit des vagues étouffe son cri. Non, là c’est le vacarme de la pompe d’aquarium qui m’amène au bord de la réalité.

Mes pensées ont noirci d’encre mes pages. Pendant qu’un chant de Castafiore multiplié par six emplit la maison. Rien à voir avec le gazouillis mélodieux et désorganisé des forêts les plus reculées du monde. Là où personne n’a mis les pieds depuis des siècles. Tandis qu’un explorateur, style botaniste, marche sur des sentiers inexistants, entourés d’arbres séculaires. Il traverse les lieux, éblouit par cette multitude de couleurs florales qu’offre la nature, aussi périlleuse que magnifique. Devant cette beauté, rien ne semble l’effrayer. Dans ce décor verdoyant, il découvrira peut-être l’un des plus anciens secrets d’une autre vie. Jalousement gardé, par une végétation dangereuse et impénétrable. Armé de sa hachette, il se glisse entre les arbres hauts d’au moins trois cents pieds, partant pour l’aventure. L’humidité tropicale lui colle à la peau, sans parler de la chaleur écrasante. Quand soudain, un cri retentit derrière lui. Le paysage se fige, plongeant ce lieu dans un silence de mort.

— Maman, maman !

Finalement, c’est derrière moi.

Comme toutes bulles, elles éclatent. Le boucan de la basse-cour envahit ma tête.

« Maman, je t’aime de tout mon cœur d’amour, j’ai faim ! ». « J’ai fini de faire caca ». « Maman ! Ma copine croit que tu es enceinte. Mais ne t’inquiète pas, je lui ai répondu que tu n’es pas suicidaire et que t’as juste grossi ». « Maman, le loup a encore mis le bazar dans ma chambre, je lui ai dit que tu allais être fâché ».

J’inspire : « Ce n’est pas encore l’heure ». « J’arrive deux minutes ». « Merci pour ton soutien moral, je m’en souviendrais ». « Ça ne marche pas, tu rangeras ta chambre toi-même ».

Finalement, c’est eux mon inspiration, mes pensées, mes émotions. La vie en elle-même est une journée idéale pour écrire. Sans ses mésaventures, je ne serais pas devant cette consigne qui ne me parle pas. Ni assise dans ce fauteuil bleu jurant avec le jaune sable de la pièce. Jamais, j’aurais eu l’idée de me poser face à ce bureau d’angle d’un blanc gris imitation bois, s’accordant très bien avec ma petite bibliothèque. Ma journée idéale d’écriture, c’est quand ma plume s’aspire de toutes ces émotions. Cela peut-être les miennes ou ceux des autres. Et lorsque tout le monde a quitté le foyer ou s’est endormi. Dans le calme et la tranquillité, bercés par les souvenirs heureux et douloureux. J’utilise aussi la musique comme source d’inspiration. Alors je ressors ce carnet violet où mes pensées ont noirci les pages. Essayant de trouver une place pour chaque mot dans cette histoire. Devant mon ordinateur, je pianote sur le clavier telle une pianiste chevronnée, l’encre noire de mes pensées.

Renard Séverine

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