Miauler en silence

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Les habitants du foyer s’étaient si souvent demandés, et depuis longtemps à quoi le chat pouvait bien penser. Tapi au plus profond de sa solitude, enroulé dans sa fourrure d’Angora, distant, calme, il avait l’air de penser, certe, mais à quoi ?

Depuis quelques temps personne ne s’en aperçut. Puis ils ne constatèrent avec quelque étonnement que le chat ne miaulait. Sa frêle plainte devant sa gamelle ne résonnait plus le matin. Ce félin n’était déjà pas d’une nature bavarde, même en lui prodiguant les plus douces appellations : matou, le chat, ou encore Angora de son nom, ce félin devenait muet. Mais son silence sonnait comme un reproche : sans doute ne trouvait-il rien à redire à la situation ou au contraire. Puis, plus tard, on relevait un autre fait. Plus singulier celui-là, beaucoup plus singulier. Siégeant sur le plus haut meuble de la pièce du salon, tel un roi sur son trône : le matou les observait. Dans une posture supérieure, méprisante, ses yeux topaze étudiant la scène. Son royaume venait d’être entaché par l’arrivée d’un nouveau venu. Réclamant toute l’attention de ses sujets, le chat était relégué au second plan. Si les habitants considéraient que le chat pensait, alors ils n’auraient pas dû se détourner de lui.

Sa conspiration était simple pourtant. L’Angora depuis longtemps régnait dans ce foyer, sans jamais en sortir. Il s’imposait en tant que roi. Laissant ses sujets s’occuper de la basse besogne, lui procurer la nourriture, le confort et les caresses dues à son rang. Ce chat, libéré de tout, vivait dans une sorte d’hibernation idéale, vénéré par sa douceur et son réconfort. Sa simple présence suffisait à apaiser tous les maux. Avant, ses habitants étaient en adoration devant lui, enviant sa position dans ce foyer. Maintenant, face à sa solitude, l’Angora prenait le temps de penser.

Surtout quand chaque nuit, les portes du nid douillet se retrouvaient fermées face à lui. Le chat avait du temps pour penser. Il avait beaucoup pensé. Mais alors que les habitants de la maison se relayaient face à la demande du nouvel arrivant, fermant derrière eux avec soin les portes, l’Angora, sans se laisser distraire, montait les escaliers soir après soir, dans un silence de félin, épiant la moindre faille. Ce roi déchu méditait inlassablement pour récupérer sa place. Les sujets imaginaient à tort être les maîtres de ces lieux, et ils pensaient pouvoir choisir qui choyer. Chaque jour, chaque heure, chaque minute, le matou attendait le bon moment pour retrouver la douceur, la chaleur des nuits câlines. Le chat l’avait-il réellement pensé ?

À l’extérieur, l’heure était miaulée. Une bande de matous chantaient en cœur, tel une chorale de bébé en pleurs, devant une demoiselle en chaleur. Les habitants étaient épuisés, leur radar en alerte semblait être détraqué, ne savaient plus où donner de la tête. À force de vas et viens entre les portes, la vigilance retombait, laissant une ouverture pour l’Angora. Il saisissait l’opportunité, bondissant avec agilité vers la porte et glissant dans l’entrebâillement. Ses confrères à l’extérieur l’encourageaient, pensait-il. D’instinct, cherchant l’erreur dans l’obscurité, guettant le moindre mouvement anormal. Il s’élançait dans les airs, avec une grâce féline, déployant tout son corps pour passer la barrière de l’interdit. Atterrissant comme une plume sur le nid douillet. Le moment où ses coussinets effleuraient la couverture, le chat entrevoyait son trône. L’agitation sous son poids était un appel à se lover. L’Angora savait son temps précieux et que chaque minute comptait. Il n’aura pas de deuxième chance. Le chat s’étirait, tournait, recherchant l’endroit idéal. L’essentiel, bien placer sa patte dans l’ouverture. Pour ne plus sentir cette respiration, étouffant un bruit, un miaulement, un souffle timide de gorge étranglé qui suffoquait. Peu lui importait, l’humidité, qui envahissait les poils de sa patte, la pièce devait rester silencieuse. Le chat se retenait même de penser.

Dehors la chorale disparaît, emportant avec elle la chaleur du nid et la menace avec elle. Le matou l’avait rêvé, imaginé, et le voilà exaucé. Tout en appréciant ce moment, le félin quittait la pièce dans un calme mortel, reprenant sa place, celle qui lui était due : celle d’un roi. Il ronronnait librement et s’apaisait. Enroulé dans sa propre chaleur, comme transporté dans une autre dimension, avaient-ils prévu que le chat pensait ?

Le roi veillait sur ses sujets endeuillés par la disparition de leurs chers petits êtres. Qui ira accabler le félin ? Qui pensera que le matou a vraiment prémédité ce meurtre ? Et qui pouvait réellement dire que le chat pensait ? Et était-on bien sûr qu’il pense ? Que feront les sujets de ce royaume face à cette information ? Le faire piquer comme un chien mordant son maître. Ce n’était qu’un chat après tout. Ils se rendront coupables d’avoir laissé cette ouverture et délaissé ces miaulements silencieux qui ont pris leurs petit-êtres. Ses habitants s’entêteront à servir le chat, cherchant même à se réconforter auprès de lui, dans sa douceur apaisante. L’Angora, ce roi, continuera de miauler en silence.

Renard Séverine

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