Pour que son cœur batte encore

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J’avance sur la froideur du bitume, traversant les bas-fonds de la mégapole à peine éclairés. Ma gorge me pique, le système d’épuration a du mal à filtrer l’air environnant. Je lève les yeux vers le ciel inexistant, caché derrière une épaisse couche de pollution. Je me concentre sur mon fils Demos pour lui trouver une nouvelle pompe, ou il ne passera pas la nuit. Mon cœur se serre à cette idée.

Échouer n’est pas une option.

Nous sommes le premier vendredi du mois, le marché noir va s’installer quelque part dans l’ancienne ville. J’entre dans la boutique du prêteur sur gages, tenue par une vieille connaissance. L’étroite entrée est cernée de vitrines mettant en valeur différentes parties robotique. J’avance vers le comptoir désert. Devant moi s’exposent des yeux en verre de différente taille, couleur et forme. Déterminée, j’appuie sur la sonnette. Dans l’arrière-boutique, une voix métallique se fait entendre.

_ C’est bon, j’arrive !

Mon regard se balade vers le mur d’en face. Une pancarte plantée dans le mur, indiquant « Chaque modèle porte une immatriculation et une puce conforme à la loi ». Des frissons me parcourent l’échine, je serre contre moi ma cape de fortune, quand des pas métalliques martèlent le sol pour arriver jusqu’à moi.

En face de moi, un cyborg de 2 mètres de haut, et des dents argentées habillant son sourire me parle.

_ Éloise, ça fait un bail !

En le voyant, les souvenirs de notre dernière entrevue me reviennent. Kurtis faisait partie de l’escadron de mon mari, le jour où s’est arrivé. Devant mon silence, il enchaîne la discussion.

_ Tu n’es pas là par hasard, alors dis-moi ce qui t’amène.

_ Je suis à la recherche d’une pompe 3,5 Æ. À moins que tu en possèdes une. J’ai besoin de me rendre aux marchés noirs, je lui réponds la gorge nouée. C’est pour mon fils.

Il me fixe du regard. Malgré sa moitié mécanique, il n’en reste pas moins humain. N’ayant pas l’article en stock, Kurtis me propose de m’accompagner.

Une fois dans l’ancienne ville, je talonne Kurtis comme si j’étais son ombre. Les rues sont défoncées me faisant parfois perdre l’équilibre. Les maisons délabrées autour de nous semblent pouvoir s’écrouler à tout moment. Ici, ça grouille d’androïdes et de cyborgs malfamés prêts à vendre le moindre bout de viande pour gagner de l’argent. C’est ici que se cachent les truands recherchés pour trahison, meurtre, aux matricules quelques peu douteux.

Nous pénétrons dans un ancien amphithéâtre, derniers vestiges de l’Ancien Monde. À l’intérieur, des marchands installés à la hâte présentent des pièces au numéro de série effacée et sans puce de localisation. Pour passer en dessous des radars du gouvernement Dronients. Certains membres ont encore du sang frais sur l’extrémité. D’autres vendent dans des caisses roulantes, des carcasses d’androïde. Ça fouette le cambouis et la rouille. La foule commence à s’épaissir, je ralentis malgré moi et ma tête résonne à cause des grincements métalliques de tous ces robots. Kurtis stoppe net, il a trouvé mon Graal et il part négocier le prix.

L’androïde décrépit se méfie, je lui tends alors un objet rare et précieux : une puce sensorielle 2008 appartenant à mon défunt mari. Les androïdes convoitent par-dessus tout, les articles comme celui-ci, afin d’acquérir plus d’humanité. Cela me crève le cœur, mais mon fils passe avant tout le reste.

_ Affaire conclue ! Exalte-t-il.

En attrapant la pompe, ma cape glisse, laissant à découvert mon corps humain. Le vendeur m’agrippe le poignet si violemment, qu’un râle de douleur s’échappe de ma bouche, lâchant par la même occasion mon trésor. Ce regard bionique me confirme que je suis de l’or pour lui.

_ Une Humaine !

Cette agitation attire tous les regards sur moi. C’est vrai que je suis une espèce en voie de disparition. Beaucoup d’humains ont préféré devenir cyborgs, plutôt que de servir de rat de laboratoire pour les androïdes. Ils ont même vendu sans hésitation certaines parties de leur corps, sur le marché noir.

Kurtis me balance sur son épaule en attrapant une grenade paralysante sur l’étal face à lui, et la jette sur la foule. Il active son bouclier juste avant la déflagration. Autour de nous tout est figé, nous fuyons avant que les effets de la bombe ne s’estompent. Kurtis fend la foule en déblayant tout sur son passage. Nous nous enfonçons dans les sous-sols de la ville. Kurtis me pose sur le sol graisseux des égouts où la puanteur me fait vomir mes tripes.

2 heures plus tard, me voilà devant ma tanière, les mains vides. Kurtis sur mes talons entre là où toute ma vie je me suis cachée. Les murs sont remplis de dessins aux couleurs joyeuses faisant office de papier peint sur des murs à moitié délabrés. Toute ma vie se trouve entre ses 4 cloisons à peine isolées.

J’avance vers le canapé en cuir, où se trouve Démos. Mon fils est allongé avec sa vieille couverture, sur ses lèvres se dessine un sourire. Sa respiration est affaiblie par la pompe abîmée qui remplace son cœur.

Si ce jour-là, je l’avais mieux surveillé. Il ne se serait pas fait enlever par ces maudits traqueurs d’humains. Mon mari et ses mercenaires n’auraient pas été obligés d’aller le sauver. Les androïdes ont pris le cœur de mon fils et mon mari.

_ Ne pleure pas maman !

Une quinte de toux lui pompe son énergie et du sang coule au coin de sa lèvre. Aucun parent ne devrait voir son enfant mourir sous ses yeux. Je lui caresse tendrement ses rousses bouclettes.

_ J’ai sommeil maman, raconte-moi l’histoire de nos ancêtres.

Je prends mon fils dans mes bras, en rabattant la couverture. Je ravale mes larmes et lui souris. Je lui raconte comment nos ancêtres couraient dans l’herbe fraîche des matins de printemps. Les rires éclataient autour d’un feu de camp, avec pour seul ciel les étoiles. D’une main légère, je lui ferme les yeux. Je poursuis mon récit sur les fêtes familiales de fin d’année, autour d’une grande table remplie de nourriture. Sa poitrine ne se soulève plus. Je serre son petit corps immobile encore chaud contre moi, et mon cœur meurt avec lui.

Renard Séverine

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