L’ange de la mort et son baiser d’adieu

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– Tu admires la vue ?
– Quoi ?
Je sursaute sur ses mots.
– Doucement, ma belle. Désolé pour la frayeur, c’est juste que pour quelqu’un qui regarde le panorama, tu te trouves plutôt bien haut perchée.
– De quoi je me mêle. Je ne contemple pas le paysage. Toi, que fabriques-tu ici ?
– J’attends de savoir si tu sautes ou pas, en fumant une clope.
Non, mais quel mufle. Je tourne la tête délicatement pour repérer l’intrus, il s’accoude au rebord à un mètre de moi. Je n’aperçois pas grand-chose, à part ses cheveux noirs cordeau qui lui tombent sur ses épaules.
– Dis-moi, par simple curiosité, pourquoi veux-tu effectuer le saut de l’ange. Les gens vont savoir que j’étais là, donc au moins si tu pouvais expliquer ton geste.
Il n’a pas tort, surtout que je n’ai laissé aucune lettre. Finalement, j’aime bien sa voix, elle sonne rauque, mais pas désagréable à entendre.
– Tu vois ce vide en dessous…, il représente le gouffre de mon existence.
– C’est évasif comme réponse. Précise ta pensée, vas-y franco je ne symbolise rien pour toi, défoule-toi, je suis juste celui qui rapportera tes dernières paroles.
– Ma vie résonne pareil à un abîme sans fin. Ma relation avec mon père et ma mère demeure inexistante. Ma réalité se résume à accomplir ce qu’on attend de moi. Je suis la meilleure de la classe, et dans tous les domaines. Rien ne m’attire dans ce que j’entreprends, je suis une créature sans émotion, ma personnalité reste vierge, mon cœur stérile dépourvu de tous sentiments. Une vie sans vivre, ça sert à quoi ?
– Tu cherches trop près ou pas assez loin. Si ton existence ne vaut pas la peine d’être vécue, pourquoi hésites-tu depuis dix minutes ?
– Je ne sais pas, mes parents peut-être, non, depuis qu’ils ne s’occupent plus de moi prétextant que je suis autonome et grande. Ils partent tous les week-ends pour rattraper le temps perdu, comme si j’avais été une plaie dans leurs existences. Mon projet de vie paraît déjà tout tracé.
– Tes amis ou ton petit copain?
– Je suis la bonne copine insignifiante qui rend service et ne sert à rien d’autre. J’ai abandonné le côté cœur au profit de mes études. Voilà où j’en suis, un fantôme glissant sur le temps. Adieu.
– Non, attends, s’il te plaît!
– Tu n’es pas obligé de rester tu sais. Je pense que tu devrais descendre, les cours vont bientôt reprendre. Merci de m’avoir écouté.
– Quoi, c’est tout. Tu n’as que seize ans, tu crois déjà avoir tout vécu! Tu prétends n’espérer plus rien de la vie, cela te donne le droit de sauter. Tu sais Julie, aurait-il fallu que tu fasses tes propres choix, à défaut de faire ce qu’on attend de toi, comme un chien. Si seulement tu avais regardé, au lieu de te replier sur toi-même, alors tu aurais vu l’évidence.
– Merci, pour ton analyse et la comparaison. Tu connais mon prénom, qui es-tu?

Il ne répond pas, j’entends ses pas qui se rapprochent de moi. J’ai failli glisser de surprise lorsque sa main s’est mêlée à la mienne. Il se redresse pour se mettre à ma hauteur, et de sa main libre il tourne mon visage vers le sien, il m’embrasse tendrement, ses lèvres s’apparentent au velours. Il essuie mes larmes au passage, puis il me relâche, soupire, un baiser d’adieu sûrement.
– C’est tout ce que je peux t’offrir pour le moment.
Il a l’air déçu. Tout en gardant ma main dans la sienne, il monte sur le rebord et prend place près de moi.
– Que fais-tu ?
– À ton avis, une alternative se pose à toi désormais ; soit, tu choisis de sauter et par conséquent, tu m’emporteras dans ta chute. Ou alors, tu décides de vivre une autre histoire « la nôtre », je ne sais pas où cela va nous mener, dans les deux cas je te suis. Ne compte pas sur moi pour changer d’avis, et t’abandonner dans cette aventure.
À mes côtés, je m’aperçois qu’il me dépasse d’une tête, il ne manque pas de cran.
Je me tourne vers l’horizon, il me paraît différent, plus coloré et vaste, en haute définition. Cette brise légère d’été me chatouille gentiment le visage, je ferme les yeux pour en apprécier toutes les sensations, l’impression de découvrir pour la toute première fois.
– Je lance le compte à rebours, 5
Sur ses paroles, je sens sa main se serrer, sa voix ne tremble pas, elle est assurée. Je suis contente qu’il soit là, même si c’est égoïste de ma part.
– 4
De ma main libre je touche mes lèvres, en repensant à ce doux baiser volé. Son goût encore présent ne me déplait pas, pourtant une chose me chagrine. J’aurais dû deviner la cigarette s’il venait juste de fumer, l’odeur me répugne.
– 3
Je doute de sa sincérité. Si tout cela était une diversion, afin de descendre du toit. Une fois arrivé en bas, il rapportera cette histoire à la directrice. J’imagine les conséquences sur toute ma vie, mes études, le regard de mes parents. Sans parler des gens autour, pourrais-je le supporter?
– 2
Je me fixe sur lui, dans son regard noir intense qui ne laisse rien paraître, à ma grande déception. Il est beau, il connaît mon prénom pourtant je ne sais même pas le sien. Mon ange de la mort.
– 1
Je ne dois pas me laisser distraire de mon objectif, au moins j’aurais vécu un moment fort dans ma vie. Tant pis, si c’est la dernière fois. Qu’il me suive ou pas ! Je sens que la fin approche, il me broie la main. Je suis prête à en assumer les conséquences.
-0
La chute ; intense, profonde, violente, forte, mon cœur bat tellement, qu’il va sortir de ma poitrine. La force du vent me donne l’impression de planer. Mon corps est saisi par un tourbillon d’émotion. Des frissons me traversent la nuque et mon ventre se contracte. Je ne sens plus mes jambes, je me sens légère et lourde à la fois, mes larmes ne tarissent pas. Mon ange de la mort me tient toujours la main et il ne m’a pas abandonné. Ai-je pris la bonne décision, en tout cas je ne regrette rien, je n’arrive même plus à réfléchir, mon esprit s’envole. Je suis en paix. Je n’ai plus d’air dans mes poumons, je vais suffoquer. Avec un son de douleur, je peux percevoir dans ses yeux la tristesse de notre séparation, lorsqu’il lâche mes lèvres pour retrouver notre souffle.

Je vis enfin.

Renard Séverine.

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